Reportage
Sur la Côte d’Azur, des cueillettes antigaspillage pour valoriser les fruits délaissés
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Chaque fin d’été, les bénévoles de l’association la Cueillette solidaire récoltent les fruits et légumes non consommés dans les jardins des Alpes-Maritimes et une partie du Var. Une initiative qui favorise la réinsertion et valorise les variétés locales.
Les bénévoles à la cueillette, à Nice, le 31 août. (Laurent Carré/Libération)
Les grains de raisins finissent tranquillement de rougir. En ce dernier jour d’août, les plus acides s’accrochent encore à leur grappe, les plus mûrs s’écrasent sur la terrasse. «Quand ce ne sont pas les tourterelles qui grappillent», dit Audrey, la propriétaire de cette vigne centenaire qui ombrage sa maison niçoise. Audrey est dépassée par ses 20 mètres carrés de treille. Elle a beau transformer en jus et gelées, donner aux voisins et collègues, il reste des grains en pagaille. Alors depuis dix ans, Audrey fait intervenir l’association la Cueillette solidaire. Chaque fin d’été, des bénévoles vendangent dans son jardin. Le fruit de la récolte est transformé et vendu via la structure sociale Renouer qui emploie des personnes en réinsertion. Le gaspillage est évité, les variétés locales sont revalorisées.
C’est en voyant des fruits s’écraser à terre, sur les bords de routes et derrière les haies des propriétés, que Sophie Allain lance la Cueillette dès 2012. Dans les Alpes-Maritimes et une partie du Var, 40 récoltes sont organisées par an, soit 5 tonnes de fruits sauvés. Souvent, ce sont des variétés un brin ingrates, comme ce jacquet. Son grain est petit, noir, rustique, moins gourmand et moins charnu que le raisin de table. «On fait tout ce qui se présente, expose Sophie Allain. Le fruit le plus répandu, c’est la bigarade [l’orange amère]. C’est la bête noire. Personne n’en veut. Elle avait été plantée pour sa fleur d’oranger.» L’année dernière, sur les trois tonnes ramassées, les deux tiers ont été transformés en confitures, orangettes, sirop. Désormais, l’association dispose d’un alambic pour distiller directement la fleur d’oranger. Les 350 cueilleurs de Renouer récoltent aussi la lavande plantée par les apiculteurs pour leurs abeilles, les nèfles, les olives, les kakis, les prunes, les pamplemousses… Ils vendent aux particuliers, aux glaciers, aux amateurs de kombucha.
«Pour moi, c’est compliqué de le jeter»
Jamais Audrey ne se séparerait de son pied de jacquez. Il apporte du cachet à la bâtisse, de l’ombre à ses murs, des souvenirs à ses habitants. «Mes grands-parents faisaient du vinaigre et du vin, pour leur consommation personnelle ou en monnaie d’échange pendant la guerre, raconte l’assistante sociale de 46 ans. Pour moi, c’est compliqué de le jeter.» Elle a essayé de confectionner des confitures et de poser les pots sur la route avec un panneau «Servez-vous». Pas de succès. «Ça apporte plus de guêpes et d’abeilles qu’autre chose, dit-elle. Ce raisin nécessite une transformation. Les gens, moi la première, n’ont pas le temps.»
Hugo, 28 ans cueille des raisins chez Audrey. (Laurent Carré/Libération)
La main s’enfonce dans les feuilles de vigne. Puis le bras. Et lentement la tête. C’est avec son sécateur que Sylvia cherche la meilleure grappe. «Etre dehors, ramasser dans les arbres, ça rappelle l’enfance», expose cette clerc de notaire à la retraite. Enfant, Sylvia habitait dans le Sud-Ouest. Ses voisins possédaient de grandes propriétés. Elle y cueillait pêches, figues, nèfles, noix et noisettes pour éviter les pertes. «Pendant longtemps, je n’ai pu acheter ces fruits, dit-elle. Impossible : j’avais pris l’habitude de les manger directement sur l’arbre.» Sylvia, 72 ans, habite désormais en appartement. Ces matinées à récolter sont sa madeleine de Proust. Hugo arrive avec quatre cagettes et un panier qu’il remplit à toute allure. Il aime tellement le raisin qu’il a tatoué une grappe sur le bras. «On se reconnecte avec la nature. Et avec le lien social, affirme-t-il. On entre dans les belles demeures et on discute avec les propriétaires.» Pour sa première récolte, il a cueilli des fleurs d’oranger chez un couple de personnes âgées qui avait hérité. Ramasser peut s’avérer risqué : des bénévoles ont déjà fini aux urgences après une entaille de la faucille et une chute de l’échelle.
«Les anciens savaient ne rien gaspiller»
Quand elle ne grimpe pas sur un muret pour récolter, Cécile est tantôt bijoutière, tantôt bénévole à la Ligue des droits de l’homme. Elle apprécie le côté «politique» de l’initiative : «Les anciens savaient ne rien gaspiller. Aujourd’hui, il manque une étape dans le processus. Il faut relancer ce principe en le réinventant, expose-t-elle. Cette vigne a la valeur qu’on lui attribue. Elle protège la maison du chaud, elle produit des fruits, elle est un élément de la culture. Si le style Riviera est entré à l’Unesco, c’est pour son architecture mais aussi sa botanique avec des espèces exotiques. Il ne faut pas que ça se perde.»
Près de 150 kilos de raisins ont été ramassés. Audrey en garde pour congeler deux litres de jus. Sylvia pour mitonner un peu de gelée. Le reste sera vendu un euro le kilo à la boutique de Renouer. Les petits grains partent pour une nouvelle vie.